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Note de lecture par Yves-Robert Dougé
POUR HAITI - no. 29 et 30 - Sept - Dec, 1998
Un témoignage au jour le jour et de première main. Josaphat-Robert Large
Haiti en Marche édition 24 au 30 déc 96 Vol X No. 46
 
Fort-Dimanche, Fort-La-Mort dénonce la vie vécue en prison



(Propos recueillis par Jobnel Pierre) .

Le Nouvelliste, 8 février 2007

Arrêté en 1971, relâché et expulsé d'Haïti en septembre 1977, Patrick Lemoine fait de l'expérience de la prison la matière de son livre « Fort-Dimanche, Fort-La-Mort ». Réédité aux Editions Regain et CIDIHCA, ce livre est, en toute sincérité, une dénonciation de la vie vécue en prison.
Le Nouvelliste: Regain et CIDIHCA viennent de lancer une nouvelle édition revue et augmentée de votre ouvrage « Fort-Dimanche, Fort-La-Mort ». Ce livre se veut un témoignage sur le quotidien dans la prison du régime de Duvalier. Comment avez-vous vécu l'expérience de la prison de Fort-Dimanche?

Patrick Lemoine : La 3e édition revue et augmentée de " Fort-Dimanche, Fort-La- Mort " est plutôt une publication de Fordi 9, un travail de mémoire initié après la publication du livre en 1996. Basé à New York, Fordi 9 utilise un site internet www.fordi9.com dont la mission est d'immortaliser les victimes des Duvalier, père et fils. En 1999 Fordi 9 publie "Fort-Dimanche, Dungeon of Death", traduction de la deuxième édition de Fort-Dimanche, Fort-La-Mort. Fordi 9 se propose également de publier cette année: ...il était une fois, Haïti...de Eddy Mésidor (2007). Je me suis trouvé aux Casernes Dessalines le 29 décembre 1971, sous les ordres du Général Breton Claude qui m'avait fait chercher manu militari. Il voulait me poser certaines questions. Les mobiles et les causes de cette convocation n'étant pas définis, je ne savais à quoi m'attendre. Je me demandais si mon incarcération serait temporaire, de moyenne ou de longue durée. De toute façon, seul le temps pourrait en dire, mais l'angoisse est que chaque interpellation pourrait être la justification d'une exécution sommaire. Toujours dans la pénible séparation de ma famille, ma femme (j'avais à peine un an de mariage), mon fils (à peine 29 jours de naissance), ma mère, mes frères et soeurs ... Finalement la résignation jusqu'à l'amplitude d'accommodation mentale, psychologique, physique et sociale pour subsister. Mais plus les jours passaient, plus les conditions de vie s'aggravaient. Je restais déterminé à ne pas laisser ma peau en prison.

Je n'ai jamais comparu par devant le juge naturel. Les interrogatoires se tenaient seulement par devant une commission militaire. Et l'enquête se poursuit...

Au départ, chaque jour représenta une nouvelle déception et un pas de plus vers le déshabillement jusqu'à la nudité totale, c'est-à-dire, me défaire de toutes mes habitudes pour m'en approprier de nouvelles, aussi douloureuses que dégradantes, face à la laideur humaine.

J'étais soumis aux conditions les plus abjectes, du comportement du geôlier, du soldat de garde, jusqu'à celui des sous-officiers, officiers, des militaires (Rappel quotidien de l'état inférieur du civil par rapport au militaire; une raison de plus pour nous avilir). On nous sert à manger à même le sol, comme des chiens.

Etais-je considéré comme un opposant au régime, donc une bête à abattre ? Ou y avait-il d'autres raisons à vouloir me traiter comme une loque humaine ? Moi et les autres prisonniers ? Prisonniers politiques ? Prisonniers de droit commun ? Mulâtres /Noirs ? Classe moyenne/
classe paysanne ? Est-ce que le bourreau avait peur de ses victimes?


L N : Vous êtes arrêté en 1971 sous le régime de Duvalier. Vous avez vécu plus de six ans entre les Casernes Dessalines et Fort-Dimanche. Vous êtes relâché et expulsé d'Haïti en septembre 1977. Quels étaient les motifs de cette arrestation ?

P L :
Si seulement je savais !

 

L.N : Votre livre est divisé en quatre chapitres. Pourriez-vous présenter succinctement chaque chapitre ?

P.L : Chapitre 1: "Pris dans l'Engrenage" : sans aucune forme de procès, je me trouve face à la machine répressive duvaliérienne, un système arbitraire, qui n'épargne ni innocents ni coupables.

Chapitre 2: « La Vie dans les Ténèbres » : une vie dans l'isolement, l'incertitude, l'angoisse et l'attente ...

Chapitre 3: « Fort-Dimanche : L'Enfer » - Le dernier échelon de dégradation humaine. Dans des conditions de traitement impensables, de l'Haïtien par l'Haïtien .Y avait-il une raison à tout cela ? Si ce n'est la haine ou la magie du Pouvoir Absolu. Malgré tout, il fallait multiplier les moyens de l'intelligence pour ne pas atténuer les chances de survie.

Chapitre 4: « De retour aux Casernes : L'espoir ». Un aperçu de lumière au bout du tunnel. Mais on ne sait jamais. Il fallait me préserver au cas où je serais renvoyé à Fort-Dimanche, car n'importe quoi peut arriver à n'importe quel moment de la durée tant que je me trouvais sous les griffes de mes bourreaux.

L.N : Dans l'un des chapitres, Fort-Dimanche représente un enfer. Pourriez-vous décrire comment était la vie en prison sous le régime de Duvalier ?

P.L : Toutes sortes de privations possibles et imaginables. Trop longues et pénibles pour une interview. Cependant il y a lieu de mentionner les élémentaires: isolement complet de l'extérieur dans un lieu surpeuplé. Pas d'hygiène. Pas de soins médicaux et peu de nourriture.

Routine quotidienne : lever : 2 h a.m. suivi ''par soupçon'' de douche froide.
Déjeuner : 6 h (grâce à la sonnerie de la HASCO) Café et pain.

Jusqu'à midi : activités clandestines d'apprentissage, d'occupation de l'esprit, de survie, inventées de toutes pièces.

Midi : Course vers le misérable plat de maïs moulu, mal cuit, indigeste...
2h - 6h: activités diverses toujours clandestines.
6h : prière - coucher

L.N : Vous êtes emprisonné, vous avez eu la chance de laisser la prison. Est-ce la raison pour laquelle vous avez jugé nécessaire de présenter un ouvrage sur la vie dans la prison, ce que vous appelez « la vie dans les ténèbres» ?

 

P.L : Il était nécessaire de présenter cet ouvrage selon une promesse faite en 1974 à mes compagnons de la cellule 5 de ne jamais les oublier. Ils étaient nombreux et de toutes les classes sociales. Le but du livre est de dénoncer la vie vécue en prison avec eux et d'initier un travail de mémoire afin que cela ne se revive jamais.

L.N : Vous donnez une liste partielle des prisonniers qui périrent à Fort-Dimanche de janvier 1974 à février 1977. Vous êtes en prison sous Duvalier et ce n'est pas facile de faire n'importe quoi, voire même prendre des notes, je suppose. Comment aviez-vous pu retenir tous ces noms, vous souvenir des dates et des exécutions sommaires, et collectionner les photos?

P.L : La liste a été préparée avec la collaboration des onze anciens prisonniers expulsés d'Haïti en septembre 1977 pendant notre séjour à la Jamaïque.

L.N : Le livre est revu et augmenté. Pourriez-vous présenter pour les lecteurs les modifications que vous avez apportées? :

Il y avait une demande expresse pour la réédition du livre sur le site www.fordi9.com, comme déjà mentionné, page consacrée à la mémoire de toutes les victimes des Duvalier. Nous avons ajouté d'autres noms à la liste des victimes et apporté d'autres corrections, dans un désir sincère de fidélité à la vérité historique des faits. A cette fin, un nouveau format bloc-notes avec dates et index à l'appui y est introduit. Nous avons également ajouté un épilogue pour renseigner sur l'état des onze prisonniers expulsés le 25 septembre 1977 et aussi quelques photos de sbires du régime ainsi bien qu'une galerie de quelques prisonniers qui sont morts à Fort-Dimanche entre 1974 et 1976.

L.N : Le dernier mot

Il n'y a peut-être pas de dernier mot car il s'ajoutera d'autres ouvrages à cette période troublante de ma vie et de toutes les victimes du régime duvaliérien. Plusieurs ont déjà paru (Le Triangle de la mort, journal d'un prisonnier politique haïtien, Claude Rosier ; Les cachots des Duvaliers, Marc Romulus ; Bain de sang en Haïti, Les macoutes opèrent à Jérémie, Albert Chassagne; L'invasion du 20 Mai 1968 au Cap-Haitien, Herns J. Renoit; Le Prix du sang, La résistance du peuple haïtien à la tyrannie, Bernard Diederich). Et je suis sûr que d'autres paraîtront à la mémoire de ceux ou celles qui n'ont pas survécus à cet enfer qu'était Fort-Dimanche et sur l'impact négatif des trois décennies des Duvalier au pouvoir.

A défaut d'être un musée, comme on l'avait tant souhaité, Fort-Dimanche demeure le symbole de l'injustice des uns, de l'irresponsabilité des autres, l'impunité des bourreaux d'hier et d'aujourd'hui, et le panthéon des Fous du pouvoir.

 
Patrick Lemoine est né à Port-au-Prince le 19 décembre 1945. Il a fait ses études primaires à l'Institution Saint-Louis de Gonzague et ses études secondaires au collège Georges Marc et au Collège Franck Etienne. Arrêté, il passe plus de six ans entre les Casernes Dessalines et Fort-Dimanche. Relâché et expulsé d'Haïti en septembre 1977, il réside à New York où il travaille pour une compagnie aérienne.
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