L'univer dantesque du goulag haïtien
(par Elsie Ethéart-HeM ed 11-17 déc)
 
 

Un témoignage au jour le jour et de
première main.
Fort-Dimanche Fort-la-Mort
Par Josaphat-Robert Large


Mardi 24 décembre 1996 -HAITI en Marche Vol.X No. 46




Fort-Dimanche, Fort-la-Mort, livre de Patrick Lemoine

Dans ma cellule
pour une fleur
je donnerais un verre
tout un poème
pour un oiseau
et pour la voix de ceux que j’aime
mon don entier de poésie.
(Anthony Phelps)

Déshumanisation absolue de I’ être, descente en enfer, séjour au sein de I' horreur, traversée au cœur de la haine. Tous ces qualificatifs vous passent à I’ esprit, quand vous lisez le livre "Fort-Dimanche Fort-la-mort" de Patrick Lemoine.

On savait que les Duvalier avaient patiemment mis sur pied un système de répression inégalable et à I' aide duquel, au cours de plus d'une trentaine d'années, leurs bourreaux avaient massacré presque tous les membres de I’ opposition, violé des centaines de femmes, assassiné des milliers d'innocents. On savait aussi que la philosophie politique du duvaliérisme avait pour base la haine, le mensonge, la comédie, I’ immoralité... mais, jusqu'a une date récente, on continuait d'ignorer tous les moyens qu'employaient les dirigeants de ce régime, pour enlever de l'être, jusqu'a I’ essence de son humanisation.

Enlever l'essence de l'humanisation de I’ être, c'est-a-dire, lui apprendre à se défaire de ses goûts, de ses pensées, le porter à abandonner ses désirs de même que la moindre habitude porteuse de satisfaction, de bonheur. En bref, le ramener au stade de la bête, le réduire à son animalité primaire.

Et quelles furent les tactiques employées par les bourreaux de Duvalier père et fils pour atteindre ces buts? Eh bien, elles étaient d'une étonnante simplicité et s'accompagnaient d'une série d'actions qui, malgré leur manque apparent d'ingéniosité, eussent tout de même pu impressionner les geôliers d'un Adolf Hitler, tant elles étaient d'une efficacité a nulle autre pareille.

Tactiques simples qu'on employait pour vous enlever I’ envie de manger par exemple, lorsque, dans I’ un des premiers plats qu'on vous servait en taule, vous y trouviez un os dont I’ origine - même si vous n'aviez jamais étudie I’ anatomie humaine -, ne faisait aucun doute. Vous preniez alors la décision de ne plus essayer ces plats douteux

d'autant plus que vous gardiez encore quelque part dans votre palais, le souvenir de certains mets que vous aviez I’habitude de manger en famille, avant votre incarcération. Mais vous vous surpreniez à changer d' avis, et à, petit à petit, vous trouver mille raisons de vous livrer à la dégustation de vos repas.

Tactiques simples qu'on employait pour enlever aussi en vous tout sentiment de dégoût. Lorsque, par exemple, le bourreau qui s’occupait du transport du pot débordant de chiottes de votre cellule, comme par mégarde, y trempait le pouce, et qu’il revenait ensuite, sans s’être lavé les mains, vous apporter votre ration de pain qu’il tenait à l’aide du même pouce… imbibé de vous savez quoi. Eh bien ! les premiers jours, vous ne mangiez pas de ce pain-là, puisque vous éprouviez alors tant de dégoût. Mais vous vous surpreniez quelque jour plus tard à caresser votre morceau de pain, essayant d’y enlever les traces des empreintes du bourreau, avant de le croquer sans honte ni regret.

Oui, Messieurs et Dames, ces horreurs-Ia se produisaient sous Le règne de Jean-Claude Duvalier, Le chouchou de ceux et de celles qui ont encore en tête une. espèce de nostalgie du pillage, de la gabegie, de I' égarement de I’ honneur. Jean-Claude Duvalier oui! Le chouchou de ceux et de celles qui alimentent encore !'intention tatillonne de voir le peuple haïtien martyrise à I’ extrême, bousculé vers sa plus simple expression; le chouchou de ceux et de celles dont I’ égoïsme sans borne ne pense qu'a une Haïti reléguée à la barbarie, au vice.

Le livre de Patrick Lemoine offre donc des détails précieux au sujet des tactiques employées par les bourreaux de Jean-Claude Duvalier; et nous savons gré a I’ auteur de s'être attelé à cette tâche avec tant de courage. Nous regrettons tout de même le silence des autres victimes des prisons du duvaliérisme, vu que certaines des tactiques employées par d'autres bourreaux, dans d'autres villes, risquent de ne jamais figurer dans Le contenu de notre histoire.

C'est donc l'éclairage authentique de Patrick Lemoine qui fait la valeur de son livre. Un témoignage au Jour Le jour et de première main. Eclairage jeté sur la haine que professaient les militaires des Casernes Dessalines.

Eclairage sur la cruauté innommable qui animait les dirigeants du Fort-Dimanche. Eclairage historique, jeté en passant, sur la corruption inimitée, qui, au cours des années du Jean-Claudisme, avait réussi à embrigader des gens qui, une décennie auparavant, avaient pourtant goûté de l'horreur du duvaliérisme première version.

Patrick Lemoine a passé six ans en prison sous le règne de Jean-Claude Duvalier. Son crime: il attend jusqu'a présent le verdict de I’ inénarrable enquêteur Breton Claude.
Six années durant lesquelles le prisonnier a d'ailleurs appris bien des choses. Comme, par exemple, les propriétés curatives de I’ urine, liquide comportant de I’ ammoniac dont on se servait au Fort-Dimanche pour se brosser les dents et pour guérir les plaies ... les plaies de ceux que les geôliers de Jean-Claude Duvalier venaient jeter en pleine nuit dans les cellules, le corps ensanglanté des suites de tortures subies au cours d'un interrogatoire. Pendant un mois, Patrick Lemoine a partagé sa cellule avec un autre prisonnier malade dont le corps, pourrissant à vue d'œil, dégageait une odeur plus qu'insupportable, comme, si finalement, I' auteur se fût trouvé dans une tombe, aux côtés d'un cadavre en putréfaction.
Six années durant lesquelles le seul contact avec la vie ne se manifestait qu'au cours du rêve. Ce qui portait la victime à attendre I’ arrivée de la nuit pour se livrer aux menus plaisirs des films délicieux de ses rêves. Y voyant souvent son fils Olivier qui n’avait qu’une vingtaine de jours au moment de son arrestation, qui grandissait sans lui, sans ses conseils, sans son amour, ou Edwidge, sa sœur magnifique qui priait beaucoup pour lui. .
II faut à tout prix lire ce livre dont la valeur historique fait aucun doute et dont la morale qui s'y dégage, aura I' avantage de nous prévenir des capacités sans limites de la haine.

Josaphat-Robert Large
Décembre 1996
* Patrick Lemoine, Fort-Dimanche Fort-la-Mort, Editions Regain,
Port-au-Prince, Novembre 1996


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