Dans
ma cellule
pour une fleur
je donnerais un verre
tout un poème
pour un oiseau
et pour la voix de ceux que j’aime
mon don entier de poésie.
(Anthony Phelps)
Déshumanisation
absolue de I’ être, descente en enfer, séjour
au sein de I' horreur, traversée au cœur de la haine.
Tous ces qualificatifs vous passent à I’ esprit,
quand vous lisez le livre "Fort-Dimanche Fort-la-mort"
de Patrick Lemoine.
On savait que les Duvalier avaient patiemment mis sur pied un
système de répression inégalable et à
I' aide duquel, au cours de plus d'une trentaine d'années,
leurs bourreaux avaient massacré presque tous les membres
de I’ opposition, violé des centaines de femmes,
assassiné des milliers d'innocents. On savait aussi que
la philosophie politique du duvaliérisme avait pour base
la haine, le mensonge, la comédie, I’ immoralité...
mais, jusqu'a une date récente, on continuait d'ignorer
tous les moyens qu'employaient les dirigeants de ce régime,
pour enlever de l'être, jusqu'a I’ essence de son
humanisation.
Enlever l'essence de l'humanisation de I’ être,
c'est-a-dire, lui apprendre à se défaire de ses
goûts, de ses pensées, le porter à abandonner
ses désirs de même que la moindre habitude porteuse
de satisfaction, de bonheur. En bref, le ramener au stade de
la bête, le réduire à son animalité
primaire.
Et quelles furent les tactiques employées par les bourreaux
de Duvalier père et fils pour atteindre ces buts? Eh
bien, elles étaient d'une étonnante simplicité
et s'accompagnaient d'une série d'actions qui, malgré
leur manque apparent d'ingéniosité, eussent tout
de même pu impressionner les geôliers d'un Adolf
Hitler, tant elles étaient d'une efficacité a
nulle autre pareille.
Tactiques
simples qu'on employait pour vous enlever I’ envie de
manger par exemple, lorsque, dans I’ un des premiers plats
qu'on vous servait en taule, vous y trouviez un os dont I’
origine - même si vous n'aviez jamais étudie I’
anatomie humaine -, ne faisait aucun doute. Vous preniez alors
la décision de ne plus essayer ces plats douteux
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d'autant plus que vous gardiez encore quelque part dans votre
palais, le souvenir de certains mets que vous aviez I’habitude
de manger en famille, avant votre incarcération. Mais
vous vous surpreniez à changer d' avis, et à,
petit à petit, vous trouver mille raisons de vous livrer
à la dégustation de vos repas.
Tactiques
simples qu'on employait pour enlever aussi en vous tout sentiment
de dégoût. Lorsque, par exemple, le bourreau qui
s’occupait du transport du pot débordant de chiottes
de votre cellule, comme par mégarde, y trempait le pouce,
et qu’il revenait ensuite, sans s’être lavé
les mains, vous apporter votre ration de pain qu’il tenait
à l’aide du même pouce… imbibé
de vous savez quoi. Eh bien ! les premiers jours, vous ne mangiez
pas de ce pain-là, puisque vous éprouviez alors
tant de dégoût. Mais vous vous surpreniez quelque
jour plus tard à caresser votre morceau de pain, essayant
d’y enlever les traces des empreintes du bourreau, avant
de le croquer sans honte ni regret.
Oui, Messieurs
et Dames, ces horreurs-Ia se produisaient sous Le règne
de Jean-Claude Duvalier, Le chouchou de ceux et de celles qui
ont encore en tête une. espèce de nostalgie du
pillage, de la gabegie, de I' égarement de I’ honneur.
Jean-Claude Duvalier oui! Le chouchou de ceux et de celles qui
alimentent encore !'intention tatillonne de voir le peuple haïtien
martyrise à I’ extrême, bousculé vers
sa plus simple expression; le chouchou de ceux et de celles
dont I’ égoïsme sans borne ne pense qu'a une
Haïti reléguée à la barbarie, au vice.
Le livre de Patrick Lemoine offre donc des détails précieux
au sujet des tactiques employées par les bourreaux de
Jean-Claude Duvalier; et nous savons gré a I’ auteur
de s'être attelé à cette tâche avec
tant de courage. Nous regrettons tout de même le silence
des autres victimes des prisons du duvaliérisme, vu que
certaines des tactiques employées par d'autres bourreaux,
dans d'autres villes, risquent de ne jamais figurer dans Le
contenu de notre histoire.
C'est donc
l'éclairage authentique de Patrick Lemoine qui fait la
valeur de son livre. Un témoignage au Jour Le jour et
de première main. Eclairage jeté sur la haine
que professaient les militaires des Casernes Dessalines.
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Eclairage sur la cruauté innommable qui animait les dirigeants
du Fort-Dimanche. Eclairage historique, jeté en passant,
sur la corruption inimitée, qui, au cours des années
du Jean-Claudisme, avait réussi à embrigader des
gens qui, une décennie auparavant, avaient pourtant goûté
de l'horreur du duvaliérisme première version.
Patrick Lemoine a passé six ans en prison sous le règne
de Jean-Claude Duvalier. Son crime: il attend jusqu'a présent
le verdict de I’ inénarrable enquêteur Breton
Claude.
Six années durant lesquelles le prisonnier a d'ailleurs
appris bien des choses. Comme, par exemple, les propriétés
curatives de I’ urine, liquide comportant de I’
ammoniac dont on se servait au Fort-Dimanche pour se brosser
les dents et pour guérir les plaies ... les plaies de
ceux que les geôliers de Jean-Claude Duvalier venaient
jeter en pleine nuit dans les cellules, le corps ensanglanté
des suites de tortures subies au cours d'un interrogatoire.
Pendant un mois, Patrick Lemoine a partagé sa cellule
avec un autre prisonnier malade dont le corps, pourrissant à
vue d'œil, dégageait une odeur plus qu'insupportable,
comme, si finalement, I' auteur se fût trouvé dans
une tombe, aux côtés d'un cadavre en putréfaction.
Six années durant lesquelles le seul contact avec la
vie ne se manifestait qu'au cours du rêve. Ce qui portait
la victime à attendre I’ arrivée de la nuit
pour se livrer aux menus plaisirs des films délicieux
de ses rêves. Y voyant souvent son fils Olivier qui n’avait
qu’une vingtaine de jours au moment de son arrestation,
qui grandissait sans lui, sans ses conseils, sans son amour,
ou Edwidge, sa sœur magnifique qui priait beaucoup pour
lui. .
II faut à tout prix lire ce livre dont la valeur historique
fait aucun doute et dont la morale qui s'y dégage, aura
I' avantage de nous prévenir des capacités sans
limites de la haine.
Josaphat-Robert
Large
Décembre 1996
* Patrick Lemoine, Fort-Dimanche Fort-la-Mort,
Editions Regain,
Port-au-Prince, Novembre 1996
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