L'univers dantesque du goulag haïtien
"Fort-Dimanche Fort-la-Mort"
Par Elsie Ethéart

Haïti en Marche édition du 11 au 17 décembre 1996 Vol X No 44



Terrifiant...émouvant..
Le Nouvelliste- Jean Desquiron
Fort-Dimanche, Fort-la-Mort, livre de Patrick Lemoine

Patrick Lemoine est né a Port-au-Prince, le 19 décembre 1945. Il fit ses études primaires et secondaires à l’Institution Saint-Louis de Gonzague et au Collège Frank Etienne.

Arrêté en 1971 par le gouvernement macoute de Jean-Claude Duvalier, il passe près de six années en prison entre Fort-Dimanche et les Casernes et les Casernes Dessalines. Relâché en septembre 1977, il est expulsé le même jour d'Haïti. Après un bref séjour à la Jamaïque, il s'installe aux Etats-Unis. Diplômé du Teterboro School of Aeronautics, il travaille pour une compagnie aériene.

Fort-Dimanche, Fort-la-mort, témoignage émouvant comme on le devine et de première main sur le quotidien dans les prisons du régime sanguinaire des Duvalier.

L'auteur, Patrick Lemoine, nous montre comment dans ce milieu réducteur et avilissant de Fort Dimanche, l’être humain pour réussir à garder une certaine dignité, doit développer une incroyable inventivité, grâce à quoi il échappe de temps à autre au sordide de sa situation de déchet humain.

"La lourde porte de la cellule 5 se referma derrière moi et je me reprouvai dans un monde irréel un monde d’outre tombe.
En face de moi, onze hommes squelettiques. Une odeur nauseabonde me retouma Ie coeur. Mes hotes dont certains jouaient au ludo, me souhaiterent la bienvenue.

"
On est le 10 janvier 1974. Patrick Lemoine arrive à Fort Dimanche où il a été transferé après les 2 premières années dans une oubliette des Casernes Dessalines. II y restera 3 ans et 38 jours, jusqu 'au 17 février 1977. Comment a-t-il pu tenir? Comment a-il pu survivre?

C'est cela la trame du livre.

Le 19 décembre 1971, Patrick Lemoine est arrêté et conduit aux Casernes Dessalines. Un de ses meilleurs amis, Addy Séraphin, employé comme lui à la Pan Am, avait été arrêté quelques jours auparavant. Patrick avait été averti indirectement qu'on le recherchait.

Pourquoi?
Il ne s'étend pas beaucoup là-dessus. "Un employé de la compagnie d'aviation à peine licencié avait été arrêté. Il aurait cherché à compromettre Addy, son chef de service, dans une affaire de contrebande. Cette histoire n'avait aucun sens, mais ses implications me parurent très graves" nous révèle-t-il à la page 16.

Dès le début du livre, on est pris, tenu en haleine. Et cela jusqu'à la dernière page.

Le transfert à Fort-Dimanche signifie un durcissement des conditions de déten-tion. Le ticket pour la mort. Patrick Lemoine savait qu'un jour il serait transféré à Fort-Dimanche, Fort-La-Mort. Et il s' y était préparé au cours de ses 3 ans de détention aux Casernes Dessalines.

"L'un des problèmes aux Casernes était la présence des pots avec leur trop plein d'urine et leur odeur nauséabondes. Je décidai, toujours dans ma préparation à un éventuel transfert à Fort-Dimanche, de réduire ma consommation d'eau. Je ne buvais plus le matin. A midi, je me contentais d'un verre et j'avais fini par ne plus en prendre le soir. En réduisant ma consommation à un verre, je n'urinais qu'une fois dans la journée."

Il en est ainsi tout le long de ces 267 pages du livre Fort-Dimanche, Fort-La-Mort, un témoignage saisissant d'un ancien détenu sur les prisons des Duvalier.
Tout est orienté vers cette nécessité de survie. Tenir. Pour tenir, il fallait entrainer son corps. "Tony (un ancien de Fort Dimanche) avait également souligné que les rations du souper étaient maigres. Pour m'y préparer, je limitais mon alimentation à dix cuillérées. De plus, je pratiquais la respiration profonde."...
"J'appris également à me contrôler, pour le cas où des querelles stupides mèneraient à des échanges de coups de poing."...

Oui, surtout, il fallait davantage encore préparer son esprit. Se créer des occupations, à partir de rien, pour ne pas sombrer dans le délire mental.

" Un jour je trouvai dans la nourriture un os de la taile d'un auriculaire d'enfant et je m'appliquai à le limer contre le sol, ce qui me prit une bonne semaine. A l'aide d'une agrafe trouvée dans le matelas, je fis un trou à l'extrémité de l'os et fabriquai ainsi ma première aiguille. " ...
Ou encore:
" A force d'artifices et, en quête d'une présence, j'avais réussi à apprivoiser une souris. Tous les soirs vers neuf heures, le clairon annonçait l'arrivée de ma compagne, madame Souris, qui venait partager mon frugal repas. Sa présence me récomfortait et pour qu'elle ne parte pas trop vite, je bouchais le trou sous la porte. Je lui parlais mais le son de ma voix l'effrayait. Je m'étais attaché à elle et chaque soir, j'attendais sa visite avec impatience."

 


Méticuleusement, Patrick Lemoine nous retrace les moments les plus poignants de cette descente en enfer. D'une écriture régulière, il nous fait revivre aussi la compagnie des boureaux. Nous apprenons à connaitre l'adjudant Enos St Pierre, alias Plop Plop, dont c'était l'expression favorite.
Dans cet univers d'horreur, les gens meurent chaque jour. Les causes en sont la malnutrition, la diarrhée chronique, la tuberculose ou la typhoide. Nous avons le coeur renversé par les odeurs se dégageant du dyab, pseudonyme donné au pot d'urine et matières fécales et que les détenus se relayaient pour le sortir.
" La porte de la cellule s'ouvrit. Notre dyab n' était pas tout à fait rempli, je voulus y uriner, mais le détenu qui le sortait me pria de lui réserver mon urine. Il partit le vider. A son retour, les mains au-dessus du récipient, il me fit signe de les arroser en pissant dessus. Gêné, je ne pus y arriver. Deux compagnons offrirent leur service, permettant au vidangeur du jour de se laver les mains."

Il y a aussi, hélas, les exécutions. En un seul jour, 15 jeunes furent fusillés. Parmi eux, Thomas Charles, Jacques Jeannot, Joël Liautaud, Michel Corvington.

On torture aussi à tours de bras à Fort Dimanche.
" Le 17 octobre 1974, dans l'après-midi, un prisonnier sévèrement torturé nous fut amené. Il saignait abondamment des oreilles, du nez, et de la bouche. Sa tête était enflée, ses testicules tuméfiés ... Le jour suivant, un autre nous arriva dans le même état. Il ne reçurent aucune assistance médicale. Il fallait les aider. Avec de l'urine, notre seul remède. Nous en mîmes partout: dans les yeux, les oreilles et même sur les plaies ouvertes, sans nous proccuper des complications qu'aurait pu entraîner l' utilisation de l'urine, surtout dans les yeux.."

Ce livre, il faut le lire. If faut le lire jusqu'au bout, même si parfois on ne peut plus. Même si parfois on a envie de le cacher, de l'enterrer 10 pieds sous terre, comme si cela pouvait prévenir à tout jamais la répétition d'actes pareils, comme si cela pouvait empêcher que ne se répètent dans notre pays de telles horreurs.

Patrick Lemoine a eu le courage, il en faut, de revivre son enfer pour nous en faire part comme un " pinga " Fort-Dimanche, Fort-La-Mort devrait être dans toutes les mains pour qu'après personne ne puisse dire: Si j'avais su!

Elsie Ethéart

 
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