Arrêté en 1971, relâché
et expulsé d'Haïti en septembre 1977, Patrick Lemoine
fait de l'expérience de la prison la matière de
son livre « Fort-Dimanche, Fort-La-Mort ». Réédité
aux Editions Regain et CIDIHCA, ce livre est, en toute sincérité,
une dénonciation de la vie vécue en prison.
Le Nouvelliste:
Regain et CIDIHCA viennent de lancer une nouvelle édition
revue et augmentée de votre ouvrage « Fort-Dimanche,
Fort-La-Mort ». Ce livre se veut un témoignage
sur le quotidien dans la prison du régime de Duvalier.
Comment avez-vous vécu l'expérience de la prison
de Fort-Dimanche?
Patrick Lemoine :
La 3e édition revue et augmentée de " Fort-Dimanche,
Fort-La- Mort " est plutôt une publication de Fordi
9, un travail de mémoire initié après la
publication du livre en 1996. Basé à New York,
Fordi 9 utilise un site internet www.fordi9.com dont la mission
est d'immortaliser les victimes des Duvalier, père et
fils. En 1999 Fordi 9 publie "Fort-Dimanche, Dungeon of
Death", traduction de la deuxième édition
de Fort-Dimanche, Fort-La-Mort. Fordi 9 se propose également
de publier cette année: ...il était une fois,
Haïti...de Eddy Mésidor (2007). Je me suis trouvé
aux Casernes Dessalines le 29 décembre 1971, sous les
ordres du Général Breton Claude qui m'avait fait
chercher manu militari. Il voulait me poser certaines questions.
Les mobiles et les causes de cette convocation n'étant
pas définis, je ne savais à quoi m'attendre. Je
me demandais si mon incarcération serait temporaire,
de moyenne ou de longue durée. De toute façon,
seul le temps pourrait en dire, mais l'angoisse est que chaque
interpellation pourrait être la justification d'une exécution
sommaire. Toujours dans la pénible séparation
de ma famille, ma femme (j'avais à peine un an de mariage),
mon fils (à peine 29 jours de naissance), ma mère,
mes frères et soeurs ... Finalement la résignation
jusqu'à l'amplitude d'accommodation mentale, psychologique,
physique et sociale pour subsister. Mais plus les jours passaient,
plus les conditions de vie s'aggravaient. Je restais déterminé
à ne pas laisser ma peau en prison.
Je n'ai jamais comparu par devant le juge naturel. Les interrogatoires
se tenaient seulement par devant une commission militaire. Et
l'enquête se poursuit...
Au départ,
chaque jour représenta une nouvelle déception
et un pas de plus vers le déshabillement jusqu'à
la nudité totale, c'est-à-dire, me défaire
de toutes mes habitudes pour m'en approprier de nouvelles, aussi
douloureuses que dégradantes, face à la laideur
humaine.
J'étais
soumis aux conditions les plus abjectes, du comportement du
geôlier, du soldat de garde, jusqu'à celui des
sous-officiers, officiers, des militaires (Rappel quotidien
de l'état inférieur du civil par rapport au militaire;
une raison de plus pour nous avilir). On nous sert à
manger à même le sol, comme des chiens.
Etais-je considéré comme un opposant au régime,
donc une bête à abattre ? Ou y avait-il d'autres
raisons à vouloir me traiter comme une loque humaine
? Moi et les autres prisonniers ? Prisonniers politiques ? Prisonniers
de droit commun ? Mulâtres /Noirs ? Classe moyenne/
classe paysanne ? Est-ce que le bourreau avait peur de ses victimes?
L N
:
Vous êtes arrêté en 1971 sous le régime
de Duvalier. Vous avez vécu plus de six ans entre les
Casernes Dessalines et Fort-Dimanche. Vous êtes relâché
et expulsé d'Haïti en septembre 1977. Quels étaient
les motifs de cette arrestation ?
P L :
Si seulement je savais !
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L.N
: Votre livre est divisé en quatre chapitres.
Pourriez-vous présenter succinctement chaque chapitre
?
P.L : Chapitre
1: "Pris dans l'Engrenage" : sans aucune forme de
procès, je me trouve face à la machine répressive
duvaliérienne, un système arbitraire, qui n'épargne
ni innocents ni coupables.
Chapitre 2: « La Vie dans les Ténèbres
» : une vie dans l'isolement, l'incertitude, l'angoisse
et l'attente ...
Chapitre 3: « Fort-Dimanche : L'Enfer » - Le dernier
échelon de dégradation humaine. Dans des conditions
de traitement impensables, de l'Haïtien par l'Haïtien
.Y avait-il une raison à tout cela ? Si ce n'est la haine
ou la magie du Pouvoir Absolu. Malgré tout, il fallait
multiplier les moyens de l'intelligence pour ne pas atténuer
les chances de survie.
Chapitre 4: « De retour aux Casernes : L'espoir ».
Un aperçu de lumière au bout du tunnel. Mais on
ne sait jamais. Il fallait me préserver au cas où
je serais renvoyé à Fort-Dimanche, car n'importe
quoi peut arriver à n'importe quel moment de la durée
tant que je me trouvais sous les griffes de mes bourreaux.
L.N : Dans l'un
des chapitres, Fort-Dimanche représente un enfer. Pourriez-vous
décrire comment était la vie en prison sous le
régime de Duvalier ?
P.L : Toutes
sortes de privations possibles et imaginables. Trop longues
et pénibles pour une interview. Cependant il y a lieu
de mentionner les élémentaires: isolement complet
de l'extérieur dans un lieu surpeuplé. Pas d'hygiène.
Pas de soins médicaux et peu de nourriture.
Routine quotidienne : lever : 2 h a.m. suivi ''par soupçon''
de douche froide.
Déjeuner : 6 h (grâce à la sonnerie de la
HASCO) Café et pain.
Jusqu'à midi : activités clandestines d'apprentissage,
d'occupation de l'esprit, de survie, inventées de toutes
pièces.
Midi : Course vers le misérable plat de maïs moulu,
mal cuit, indigeste...
2h - 6h: activités diverses toujours clandestines.
6h : prière - coucher
L.N
: Vous êtes
emprisonné, vous avez eu la chance de laisser la prison.
Est-ce la raison pour laquelle vous avez jugé nécessaire
de présenter un ouvrage sur la vie dans la prison, ce
que vous appelez « la vie dans les ténèbres»
?
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P.L
: Il était nécessaire de présenter
cet ouvrage selon une promesse faite en 1974 à mes compagnons
de la cellule 5 de ne jamais les oublier. Ils étaient
nombreux et de toutes les classes sociales. Le but du livre
est de dénoncer la vie vécue en prison avec eux
et d'initier un travail de mémoire afin que cela ne se
revive jamais.
L.N : Vous donnez
une liste partielle des prisonniers qui périrent à
Fort-Dimanche de janvier 1974 à février 1977.
Vous êtes en prison sous Duvalier et ce n'est pas facile
de faire n'importe quoi, voire même prendre des notes,
je suppose. Comment aviez-vous pu retenir tous ces noms, vous
souvenir des dates et des exécutions sommaires, et collectionner
les photos?
P.L : La liste
a été préparée avec la collaboration
des onze anciens prisonniers expulsés d'Haïti en
septembre 1977 pendant notre séjour à la Jamaïque.
L.N :
Le livre est revu et augmenté. Pourriez-vous présenter
pour les lecteurs les modifications que vous avez apportées?
:
Il y avait une demande expresse pour la réédition
du livre sur le site www.fordi9.com, comme déjà
mentionné, page consacrée à la mémoire
de toutes les victimes des Duvalier. Nous avons ajouté
d'autres noms à la liste des victimes et apporté
d'autres corrections, dans un désir sincère de
fidélité à la vérité historique
des faits. A cette fin, un nouveau format bloc-notes avec dates
et index à l'appui y est introduit. Nous avons également
ajouté un épilogue pour renseigner sur l'état
des onze prisonniers expulsés le 25 septembre 1977 et
aussi quelques photos de sbires du régime ainsi bien
qu'une galerie de quelques prisonniers qui sont morts à
Fort-Dimanche entre 1974 et 1976.
L.N : Le dernier
mot
Il n'y a peut-être pas de dernier mot car il s'ajoutera
d'autres ouvrages à cette période troublante de
ma vie et de toutes les victimes du régime duvaliérien.
Plusieurs ont déjà paru (Le Triangle de la mort,
journal d'un prisonnier politique haïtien, Claude Rosier
; Les cachots des Duvaliers, Marc Romulus ; Bain de sang en
Haïti, Les macoutes opèrent à Jérémie,
Albert Chassagne; L'invasion du 20 Mai 1968 au Cap-Haitien,
Herns J. Renoit; Le Prix du sang, La résistance du peuple
haïtien à la tyrannie, Bernard Diederich). Et je
suis sûr que d'autres paraîtront à la mémoire
de ceux ou celles qui n'ont pas survécus à cet
enfer qu'était Fort-Dimanche et sur l'impact négatif
des trois décennies des Duvalier au pouvoir.
A défaut d'être un musée, comme on l'avait
tant souhaité, Fort-Dimanche demeure le symbole de l'injustice
des uns, de l'irresponsabilité des autres, l'impunité
des bourreaux d'hier et d'aujourd'hui, et le panthéon
des Fous du pouvoir. |